Mulholland drive, une histoire de cinéma
Vendredi 8 juillet 2022 - Prairies fleuries
Une voiture roule lentement dans la nuit On la voit en légère plongée, avec ses feux arrière rouges. C’est une limousine sombre. Au-delà de la route, au loin, les lumières de la ville. Les images de la voiture se dédoublent pendant quelques secondes. Et puis, il y a cet accident et la fille qui disparaît dans la végétation, en direction de la ville, en contrebas.
Une voiture roule lentement dans la nuit, une voiture jaune. Elle s’arrête. La fille sort du taxi et disparaît dans la végétation en compagnie d’une autre fille, celle du début du film.
Entre les deux séquences, 2 rêves, évoqués par Dan, le personnage un peu bizarre, dans le snack (vous savez : la flèche Entrance). À la fin de la séquence, le type meurt d’une crise cardiaque. Cette scène un peu longue, c’est la scène centrale du film, métaphore du réalisateur qui s’efface devant le spectateur. Une fois sorti en salles de cinéma, ce sont les spectatrices et les spectateurs qui écrivent l’histoire à leur idée.
Dans le premier rêve, il y a cette fille qui débarque à Los Angeles, émerveillée, en marche vers la gloire et la fortune. C’est la fille qui sort du taxi, anéantie dans le deuxième rêve. Mais pourquoi devrait-on plus croire à la deuxième histoire qu’à la première ? alors qu’on nous a longuement expliqué, entre les deux, que tout n’est qu’illusion. La première serait le rêve de l’histoire réelle, la seconde ?
S’il n’y a pas d’histoire "vraie", qu’y a-t-il donc dans ce film un peu bizarre, mystérieux, énigmatique ? Il y a des assassinats, ou plutôt l’assassinat de l’illusion de faire fortune à Hollywood, à laquelle se sont fait prendre de nombreuses personnes.
Il y a aussi des voitures, de la fumée, du fric, des clefs, des couloirs, du rouge à lèvres, du sexe, des téléphones, des cigarettes, des lampes... des objets recyclés tout au long du film, comme ces bouts de dialogues, recyclés eux aussi par des acteurs-personnages différents.
Oui. Parce qu’il s’agit d’une fiction oulipienne, dont la règle a été construite à partir de quelques choix, c’est un film sous contrainte : "C’est la fille". En effet, libre à chacun chacune de construire son histoire en redécoupant le film selon sa fantaisie. Mais, qu’y a-t-il donc, sinon une histoire de cinéma, selon plusieurs angles de vue : producteurs, acteurs, personnages, mise en scène, tournage, montage, bande images, bande sons...
Par exemple, dans la scène où Betty ouvre la porte et tombe sur cette vieille folle, que vient faire une porte vitrée, tout à coup, séparant Coco et la vieille d’un côté, de Betty de l’autre ? Coco passe alors, laborieusement, un script à Betty par la porte vitrée entrouverte. N’est-ce pas une façon géniale de séparer le personnage, Betty, de l’actrice, Naomi Watts ?
Tout au long du film, spectateurs et spectatrices sont enfumées, fascinées, par le spectacle illusionniste, construit, lors du tournage, par tous les invisibles intervenants qu’a dirigé le réalisateur démiurge et défunt (David Lynch n’est pas mort, effacé seulement) lors de la projection en salles. Illusion du play-back, de l’enregistrement des images et des sons. Illusion crée par le montage. Illusion de l’acteur disparu dans son (ses) personnage (s), assassiné par son personnage.
Et cette illusion persiste bien après que les réalisateurs, les acteurs sont morts pour de vrai, continuant de déclencher des émotions à chaque projection de vieux films.
Que reste-t-il, sinon cette fascination des images et des sons, quand le film est un chef-d’œuvre ? Si chacun peut inventer son histoire, c’est qu’il n’y en a pas.
Derrière chaque image, chaque visage, ou presque, une image, un visage d’un autre film et le film se dédouble à chaque séquence. D’autres films se superposent, augmentant à chaque fois, le trouble et la fascination.
Mulholland drive (USA, 2001) - David Lynch - Musique : Angelo Badalamenti - avec Naomi Watts (Betty Elms / Diane Selwyn), Laura Harring (Rita / Camilla Rhodes brune), Justin Theroux (Adam Kesher, réalisateur), Ann Miller (Catherine « Coco » Lenoix), Melissa George (Camilla Rhodes blonde / une femme blonde), Mark Pellegrino (Joe Messing, le tueur à gages maladroit)
Extraordinaire fluidité, superbe jeu contradictoire de Naomi Watts, ambiance de rêve ou de cauchemar, créée par la musique de Badalamenti et les images vaporeuses de la caméra subjective doucement mobile.
Est-ce l’histoire de Betty, la blonde, aspirante actrice, fraîchement arrivée à Los Angeles, qui se lie d’amitié avec Rita, la brune, amnésique, rescapée d’un accident grâce auquel elle a échappé à un meurtre ? Ou, entre rêves et réalité, l’histoire d’une jeune actrice, fraîchement débarquée à Hollywood, qui n’arrive à décrocher que de petits rôles ?
Cependant, il y a cette scène où Betty a disparu de la pièce et Rita ouvre la boîte de Pandore qui tombe sur le tapis, on entend le bruit (sur le tapis ?), qui fait venir la tante (elle n’est pas partie au Canada ? elle n’est pas morte ?). Elle regarde : c’est la chambre (ah bon ? juste avant c’était le séjour), la chambre inchangée, manifestement il ne s’est rien passé. Rassurée, la tante repart ou disparaît.
Il ne s’est rien passé.
D’où vient l’argent avec lequel Diane, fauchée semble-t-il, paye l’assassinat de Camilla (l'héritage et elle n’habite pas chez sa tante défunte ?) et d’où sort le revolver (du tiroir, mais encore ?) quand elle se suicide, loin du lit où on la retrouve morte, dans une position sexy ?
Plutôt que l’histoire d’une jeune actrice malchanceuse, Mulholland drive, ne serait-ce pas plutôt une évocation du "cinéma", truffée d’images de films ? Une histoire fantastique, construite par le réalisateur à partir d’une réalité très banale, quelques objets, quelques dialogues, parsemés tout au long du film.
À Hollywood, il y a des gens qui réussissent et des gens qui échouent. C’est aussi ce que dit Mulholland drive, tout en évoquant merveilleusement "la machine à rêves".
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